« De la couleur. Une suite perpétuellement différée »

 

Dans ma pratique, le geste de peindre n'a d'autre attente que celle d'un espace pictural qui émerge à lui-même. Par la couleur, je tente de mettre en rupture la surface du papier ou celle de la toile et de transformer ainsi son étendue en espace, en résultante-lumière. L'œuvre devient acte avant d'être l'effet d'un acte. L'espace pictural est donc avant tout un espace à percevoir plutôt qu'à lire.

Mon travail inclut une recherche sur le déplacement du regard, lequel, pris dans la trame de la couleur, est sans cesse reconduit : il y a des déports, des relais, des renvois provoqués par les multiples entre-deux des rapports colorés. C'est aussi un travail méditatif sur l'épuisement du regard : sur le temps que la peinture nécessite pour se tendre dans l'espace, sur le temps qu'elle demande pour être regardée, le temps que met une toile à ne pas s'épuiser.

Par là, la peinture se présente à moi comme la tentative de maintenir l'espace ouvert, en suspens, en dilatation... A défaut de pouvoir cerner sa vérité, je ne peux m'inscrire dans son devenir, dans son extension, qu'en épuisant le geste de peindre, qu'en insistant sur sa relance et en refusant l'arrêt de toute image. C'est pourquoi je privilégie le travail en série plutôt que l'élaboration de pièces uniques. Travailler ainsi me permet d'échapper en permanence à l'illusion de l'acquis de la peinture comme à celle de son acquittement. Chaque suite picturale dénonce l'illusion de celle qui précède, tout en annonçant la suivante. C'est là, peut-être, viser autre chose que la peinture elle-même. L'œuvre qui se fait, avant d'être l'effet d'un acte, devient elle-même acte : une suite perpétuellement différée.

Dans ma pratique, la question de la présentation de l'œuvre au regard d'autrui se pose en dernier lieu : renoncer à l'achèvement de la peinture, c'est aussi différer sa présentation. Travailler à son devenir en appelle à l'usure, à la reprise incessante de l'acte de peindre... Ce à quoi il aboutit est sans fin. Or, montrer la peinture, c'est d'une certaine manière, pour le peintre, accepter d'y mettre un terme. La confection de ce site me conduite, paradoxalement, à fixer la présentation de mes travaux, à en marquer un arrêt. Dès lors, comment la présenter sans renier sa totalité inachevée ? L'œuvre en devenir ne peut s'exposer qu'en assumant ce paradoxe : celui d'un inachèvement auquel on met un terme momentanément. Ce qui est montré porte la marque d'un manque, qui est fondamentalement un appel à l'autre, celui de la rencontre.

Isabelle Asmussen

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